Annexe 3 La relation de De Bucquoy (transcrite par Grandidier)
La relation de DE BUCQUOY, dans la transcription de GRANDIDIER
( in Collection des ouvrages anciens concernant Madagascar,
Vol. VI, pp.103 à 139 )
Le 19 avril l722, les pirates George Taylor, qui commandait un grand vaisseau armé de 72 canons et monté par 500 hommes, tant nègres que blancs, et La Bouze, un Français qui en commandait un autre appelé la Défense qui était armé de 42 canons et monté par 250 hommes, s'emparèrent d'un petit comptoir fortifié que les Hollandais venaient d'établir au Rio de Lagoa [à la baie de Delagoa] (voir plus haut, p. 60).
Après y avoir passé plus de deux mois, pendant lesquels les malheureux employés de la Compagnie néerlandaise des Indes eurent à subir de mauvais traitements, les deux vaisseaux, accompagnés d'une hourque prise aux Hollandais, mirent à la voile pour aller croiser devant Mozambique, emmenant de force plusieurs des fonctionnaires du comptoir, entre autres un hydrographe, Jacques de Bucquoy, auteur de la relation suivante qui a été publiée en 1744.
DEPART DE BUCQUOY AVEC LES PIRATES POUR LE RIO DE LA GOA [BAIE DELAGOA]. - CROISIÉRE DEVANT MOZAMBIQUE DANS LE BUT DE S'EMPARER D'UN NAVIRE PORTUGAIS EN PARTANCE POUR GOA. - DISCUSSIONS ENTRE LES PIRATES, QUI DECIDENT D'ALLER A MADAGASCAR. - ARRIVÉS DANS CETTE ILE. LES PIRATES SE SÉPARENT. - DESCRIPTION DE LEUR GENRE DE VIE. - SÉJOUR DE BUCQUOY A MADAGASCAR ET MOEURS DE SES HABITANTS (1722).
Au sortir de la baie de Delagoa, les pirates Taylor et La Bouze allèrent croiser devant Mozambique, mais sans succès. Ennuyés, La Bouze et plusieurs de ses officiers complotèrent dans la nuit du 17 au 18 août 1722 d'abandonner Taylor et de se rendre aux Indes occidentales, mais les autres pirates de la Défense, qui n'étaient point de cet avis, tirèrent un coup de canon et arborèrent le drapeau noir, signal de détresse. Le conseil se réunit et, après enquête, dégrada La Bouze qui fut, ainsi que complices, condamné à être fouetté au pied du grand mât, et tout ce qu'ils possédaient fut confisqué au profit de la communauté.
Taylor proposa alors de s'emparer par surprise de la ville de Mozambique, où l'on était assuré de faire d'un seul coup autant de butin qu'à bord de cent navires, mais les Français et ceux qui se trouvaient assez riches s'opposèrent à ce projet qui eût demandé au moins six fois plus de vaisseaux et d'hommes. Taylor s'emporta, s'écriant : « Si l'on pouvait monter à l'assaut du ciel, je tirerais mon premier coup de fusil sur Dieu », et, racontant quelques-uns de ses audacieux exploits, il ajouta Pourquoi vous êtes-vous faits pirates? N'est-ce pas parce que vous ne craignez pas le danger et que vous voulez faire du butin. Or, à Mozambique, il y en a et beaucoup, mais je vois que j'ai affaire à des gens lâches, trop lâches pour se lancer dans des entreprises viriles! Gagnons donc la terre la plus proche, et que chacun cherche à faire fortune comme il lui plaira ». Quand il eut fini, la foule cria : « A Madagascar, et mettons-nous de suite en route ». Chacun retourna à bord de son navire et nous mîmes tous le cap sur cette île, où nous jetâmes l'ancre le 4 septembre [1722] dans la rivière de Masaliet [baie de Mahajamba ou plutôt de Bombétoke], par 15° lat. sud. Suivant l'usage des pirates, ils tirèrent un coup de canon et hissèrent le drapeau noir au haut du grand mât. C'est leur manière de se faire reconnaître par les indigènes. Immédiatement la vigie du port alluma un feu, signal qui fut de suite reproduit de proche en proche dans l'intérieur, de sorte que, en moins d'une heure, le roi sut qu'un navire était arrivé en rade.
Tout autour de l'île, il y a de ces vigies qui se relaient. A peine un navire est-il mouillé qu'un ou deux indigènes viennent à bord voir d'où il vient et à quelle nationalité il appartient. Trois ou quatre marins descendent ensuite à terre avec eux, portant les cadeaux destinés au roi, auprès duquel ils se rendent pour lui demander au nom de tout l'équipage la permission de débarquer et d'acheter des vivres dans son pays; sans cette permission, nul ne peut mettre le pied même sur le rivage et aucun indigène n'a le droit de s'approcher des étrangers ni de rien leur vendre. Le roi, après avoir accordé la permission demandée, envoie son général en chef avec une troupe d'hommes porter un cadeau de vivres aux Viens du navire qui descendent alors à terre par groupes, dressent des tentes, et chacun prend femme; c'est une vraie kermesse où chacun mène joyeuse vie. Personne, néanmoins, ne doit agir brutalement à l'égard des indigènes, sinon le général fait appréhender et conduire à bord les coupables.
Le troisième jour après notre arrivée, le roi vint à la côte avec 2000 hommes armés et fit comparaître devant lui le capitaine, ses gens et les prisonniers hollandais qui étaient au nombre de vingt-deux. Nous y allâmes tous, et chacun avant mis un genou en terre, baisa le bout de ses deux premiers doigts noirs, en disant "Sallamanke" [salamanga], père! Le roi demanda alors qui nous étions et où on nous avait pris, les pirates lui dirent la vérité. Il s'informa de ce que nous désirions; nous le priâmes de nous permettre de nous établir sur le rivage afin d'y construire un bateau sur lequel nous pussions regagner notre pays et de nous accorder sa protection paternelle (c'est le terme dont il faut se servir en lui parlant), afin que, pendant notre séjour, nous puissions nous procurer des provisions, du sel, des ustensiles, etc. Il promit de nous donner satisfaction à condition que nous vivions en paix et ne fassions point de mal aux indigènes. Sur ce, nous baisâmes de nouveau la main de Sa Majesté, en la remerciant. Le roi nous fit alors asseoir en rond avec les pirates derrière nous et fit apporter une liqueur appelée Thook [Toaka], sorte d'hydromel, dont chacun but autant qu'il voulut, mais qui ne tarda pas à produire sur la plupart de nous son effet : les uns se mirent à chanter, les autres sautèrent comme les acteurs qui jouent des rôles d'ivrognes. Cette petite fête dura jusqu'au soir. Alors, ceux qui pouvaient marcher s'en allèrent se coucher chez eux, les autres tombèrent par terre où ils s'endormirent.
Le lendemain, je me rendis avec le capitaine et le pilote de notre bateau auprès des pirates pour leur demander, puisqu'ils allaient partir, de bien vouloir nous rendre le « hocker » [la hourque], ainsi qu'ils nous l'avaient promis, et de nous laisser les vivres nécessaires pour notre voyage. Le capitaine fit donner le signal pour que tout le monde rentrât à bord et il porta notre demande devant le Conseil qui la repoussa. Ils nous abandonnèrent donc à Madagascar dans un dénuement complet.
Les pirates ne tardèrent pas à se séparer, les uns restant à la Cour du roi et les autres formant une nouvelle Association. La hourque fut aménagée pour servir à la piraterie et mise sous le commandement d'un Écossais, le capitaine Elk; la Défense fut donnée au capitaine Taylor (lui voulait aller aux Indes orientales; quant au grand vaisseau, il fut attribué au capitaine La Bouze, qui avait été naguère dégradé et qui était disposé à croiser dans la mer des Indes. Chacun agissait suivant ses intérêts particuliers, comme il arrive dans une Société qui se dissout, et s'occupait d'approvisionner son bateau de vivres et de le mettre en état de prendre la mer. Les pirates nous forcèrent à les aider dans cette besogne jusqu'à leur départ et je dois avouer que, tout en les aidant, nous ne nous fîmes pas faute de cacher le plus d'objets que nous pûmes pour nous en servir lorsque nous construirions notre barque.
Cette vie agitée et désordonnée dura jusqu'au 4 novembre, jour où les trois bâtiments partirent.
Tant que j'avais été forcé de voyager avec les pirates, j'avais couché dans la cabine du capitaine Taylor. Il lui arrivait souvent de se réveiller en sursaut comme saisi de terreur et, proférant quelques horribles blasphèmes, d'étendre la main vers ses pistolets qui étaient accrochés à sa portée; en effet, les pirates ont grand soin d'avoir toujours leurs armes sous la main, ce à quoi ils attachent une grande importance, et leur amusement consiste à nettoyer chaque jour ces armes afin qu'elles soient toujours en parfait état. Ainsi réveillé, il se dressait sur son séant, regardait de tous côtés et, voyant qu'aucun danger ne le menaçait, se recouchait; s'il ne se rendormait pas de suite, il causait volontiers avec moi.
C'est dans ces occasions que nous parlâmes souvent du genre de vie et des habitudes des pirates. Il avait, disait-il, horreur de cette vie qui n'était bonne que pour la canaille. Il me racontait alors ses aventures : comment, étant officier dans la marine anglaise royale, il fut disgracié sous le règne de la reine Anne après un changement de ministère; comment il en était arrivé à s'enrôler parmi les pirates qui bientôt l'élurent pour leur capitaine. Certes, ils ne pouvaient trouver pour remplir cette fonction un homme plus capable que lui, car, abstraction faite du caractère de son infâme et odieuse profession et de ses vices privés, il réunissait tout ce qu'on peut désirer dans un marin, un soldat et un capitaine. Son ambition déçue lui inspira le désir de se venger et le poussa à faire payer ses malheurs surtout à la nation anglaise contre laquelle il nourrissait une amère rancune.
Après avoir croisé dans le golfe du Mexique où il commit des excès révoltants, il se rendit sur les côtes de Guinée qu'il nettoya à fond en peu de mois. Vingt-deux vaisseaux y furent capturés, sans parler d'un fort français qu'il surprit et pilla à loisir. Quand il n'y eut plus rien à prendre dans ces parages, il décida ses équipages à entreprendre une campagne dans l'Océan Indien.
A l'angle nord de l'île d'Anjouan, où les pirates avaient l'intention de se ravitailler, ils rencontrèrent la Cassandra, vaisseau de la Compagnie anglaise des Indes armé de 36 canons. à destination de Bombay. Ils l'attaquèrent et, pendant l'engagement, les deux vaisseaux échouèrent l'un à côté de l'autre sur le sable. L'acharnement de la lutte fut tel que, d'après Taylor. le sang coulait par les dalots de son navire et que son équipage perdit les deux tiers de son effectif; la Cassandra avait du reste eu le même sort et se rendit. Lorsque Taylor monta à son bord, le spectacle qui s'offrit à ses yeux lui fit horreur; le pont était couvert de morts et de blessés qui poussaient d'affreux gémissements. « Je suis certain, me disait-il, qu'il n'y avait pas sur ce vaisseau plus de dix-sept hommes encore en état de faire leur service. »
Le capitaine, tirant son épée du fourreau, la présenta à Taylor qui la prit poliment en disant :« Monsieur, vous vous êtes conduit en brave officier et en fidèle serviteur de ceux qui vous ont confié la défense de leurs biens; je vous laisse libre de prendre à bord tout ce qui vous conviendra, tout est à votre disposition ».
( Tout ce récit, où est travesti ce qui s'est en réalité passé à Anjouan, prouve que cet homme cynique faisait aussi peu de cas de la vérité que des autres vertus et qu'il avait la prétention de passer pour un homme courtois et généreux. Il s'attribue le mérite qui appartient à England seul.)
[ Par ailleurs, ce récit confirme le récit de Johnson-De Foe ]
Mais celui-ci refusa énergiquement de rien accepter, disant qu'il ne lui convenait pas de s'enrichir de biens volés et d'accepter quoi que ce soit d'un pirate, mais qu'il prendrait sa revanche avant deux ans et qu'il poursuivrait Taylor jusqu'au bout du monde. C'est en effet ce qui arriva. Quand le capitaine de la Cassandra fut de retour en Angleterre, la Compagnie obtint du Roi une escadre, composée d'un vaisseau de guerre de 60 canons et de trois autres de 50, destinés à donner la chasse aux pirates toutes les côtes de l'Océan Indien et à détruire sans pitié cette vermine.
"Nous eûmes la chance de leur échapper, continuait Taylor. arrivâmes à Madagascar, dans la rivière Mada [baie d'Assada (Ampasindava)], deux jours après le départ de l'escadre qui nous cherchait, ce que nous sûmes d'un matelot anglais qui avait déserté et qui nous montra l'endroit où elle avait réparé ses bâtiments. Si nous avions eu le malheur de la rencontrer, nous nous serions défendus à outrance, puis nous aurions jeté nos grappins sur un des vaisseaux ennemis et, de ma propre main, j'aurais mis le feu aux poudres, faisant sauter à la fois les deux vaisseaux, certain ainsi de n'être pas pendu comme pirate et de ne pas voir mon nom cloué à la potence.
Taylor prit le commandement de la Cassandra et donna son vaisseau à La Bouze; après avoir déposé à terre le capitaine anglais avec son équipage, ils mirent à la voile...
En passant au nord de l'île Mascarin [Bourbon], ils aperçurent un gros vaisseau démâté; s'en étant approchés, ils constatèrent que c'était un bâtiment portugais armé de 70 canons, monté par près de 500 hommes d'équipage. Plus ils avançaient et plus grande devint leur envie de tenter de s'en emparer. On tint conseil et on résolut de l'attaquer; c'est Taylor qui ouvrit le feu : après avoir tout pesé, il le prit en flanc, tandis que le vaisseau de La Bouze devait l'attaquer de l'autre côté. Taylor lâcha un coup de canon bien pointé pour inviter ledit vaisseau à amener son pavillon et à se rendre à discrétion; les Portugais répondirent par un coup tout aussi bien ajusté. Ils reçurent alors une pleine bordée, tandis que l'autre vaisseau qui était derrière tira par les sabords de la chambre du canonnier. Les boulets rasèrent le pont de leur vaisseau, faisant beaucoup de morts et de blessés. Une seconde décharge jeta l'effroi parmi les Portugais qui étaient peu habitués à de semblables) compliments et qui baissèrent pavillon. Les pirates mirent le suite à l'eau leurs chaloupes, leurs barques et leurs canots et allèrent à bord de leur prise qui, sans leur avoir coûté un seul homme, avait une valeur incalculable.
Ils n'y trouvèrent qu'un petit nombre d'hommes, car le vice-roi de Goa et beaucoup d'autres grands personnages, qui retournaient en Portugal à bord de ce vaisseau royal, étaient descendus à terre avec la majeure partie de l'équipage pour y demeurer jusqu'à ce que le navire fût réparé, mais ils y firent un riche butin, car, outre la cargaison, ils eurent à se partager 1es trésors du vice-roi et ceux des prêtres et des autres passagers. On m'a plus d'une fois assuré que, d'après les déclarations et 1es estimations des personnes intéressées, la valeur de cette prise a dépassé 30 millions de gulden [plus de 60 millions de francs].
Pendant qu'on mettait ainsi à sac leur vaisseau, le vice-roi et la plus grande partie des hommes de l'équipage étaient sur le rivage, se désolant, s'arrachant les cheveux et maudissant les voleurs. Le moins désespéré n'était pas le capitaine qui avait dégarni son vaisseau de plus des deux tiers de son équipage et qui aurait à rendre compte de cette imprudence au grand Conseil de la Marine.
Taylor, après avoir fait passer les prisonniers sur ses vaisseaux, envoya à terre plusieurs embarcations remplies d'hommes armés sous le commandement du maître pilote, qui, s'approchant du vice-roi, le pria, au nom du capitaine Taylor de venir à bord, ce à quoi le vice-roi ne consentit pas volontiers; il finit toutefois par obéir et vint avec deux prêtres sur le vaisseau qui, quelques instants avant, était le sien. Après les salutations, le vice-roi, tout en larmes, tendit à Taylor son épée, dont la poignée était garnie de diamants, mais celui-ci ne voulut pas l'accepter et lui dit :« Gardez-la; je vous en fais présent en souvenir de votre malheureux sort. » et il le conduisit avec ses deux compagnons dans sa cabine, où il s'efforça de les amuser par une conversation enjouée et de la musique à sa manière, puis il les fit reconduire à terre dans son embarcation. Les marins portugais furent rembarqués à bord des vaisseaux, à l'exception de quelques-uns qui restèrent à terre pour servir les pirates quand ils y descendraient.
( I1 ne faut pas oublier que tout ce récit est fait par Taylor. Voir p. 56, note p. 66, pp. 79 et 138.)
Les pirates mirent alors de l'ordre dans leurs affaires, désarmèrent les prisonniers, assurèrent la surveillance, admirent ceux qui se présentaient comme volontaires, ouvrirent avec des leviers les coffres et les caisses et livrèrent au quartier-maître tout ce qu'ils contenaient de diamants et d'or ou d'argent, soit monnayé, soit en barres.
Ces diverses affaires terminées, ils se mirent à boire et il ne fait pas bon alors de s'aventurer au milieu d'eux.
Le partage du butin fait, on procéda à celui des vaisseaux : Taylor devint le commandant de la Défense et le chef d'escadre; le capitaine La Bouze eut le gros vaisseau de 72 canons, vaisseau qui avait autrefois appartenu au gouvernement hollandais sous le nom de Galderland et qui avait été vendu au roi de Portugal; le capitaine Elk continua à commander la hourque.
Lorsque tous les bâtiments furent remis en état de tenir la mer, ils mirent à la voile, après avoir tiré une salve de coups de canon, et ils se dirigèrent vers les côtes de l'Arabie et 1e golfe Persique.
Pendant qu'ils étaient encore à Madagascar, il s'éleva entre eux une querelle des plus violentes; je me trouvais alors à bord et la scène se passa devant moi. Les deux capitaines et un maître pilote qui avait été destitué étaient dans la cabine de La Bouze pour se faire leurs adieux; ils se disputèrent en buvant et y mirent une telle animosité que La Bouze en arriva à provoquer Taylor et à lui proposer un combat entre leurs vaisseaux. Celui-ci, qui se mettait facilement en colère, lui dit que sa proposition était absurde et honteuse et il lui demanda si, par hasard, il la faisait par rancune de ce qu'il l'avait jadis condamné, lui et ses complices, à faire le service de matelots pour le punir d'avoir voulu se sauver furtivement. « C'est moi, dit-il, qui vous ai puni; ce n'est donc pas à mon équipage i1, de payer pour moi. Est-ce parce que votre vaisseau est maintenant plus gros que le mien et que vous pensez m'écraser? Vous n'êtes qu'un lâche qui n'osez pas vous fier à votre courage personnel. »
A mesure qu'il parlait, la fureur l'aveuglait de plus en plus et il interpella, avec ses assaisonnements ordinaires de jurons et de blasphèmes, trois ou quatre personnes qui écoutaient sans prendre part à l'altercation : « Si vous êtes comme lui, me voici prêt, avancez et je vous donnerai satisfaction au pistolet ou au sabre, comme il vous plaira! » Personne ne souffla mot, car on le connaissait assez pour ne pas oser se hasarder à un combat singulier avec lui.
Se levant alors, hors de lui, il sortit de la cabine et se rendit à son bord, d'où il me fit conduire à terre, puis il leva l'ancre et mit à la voile pour l'île de la Providence dans le but de demander sa grâce au Gouverneur.
N'ayant pas réussi, il vint à Porto-Bello et, pour obtenir l'amnistie, il offrit aux Espagnols son vaisseau et 121 barils d'argent monnayé, mais en vain, car le Gouverneur lui fit dire qu'il n'y avait pas de grâce possible pour lui. A peine eut-il appareillé pour se rendre à la Jamaïque, où il espérait être plus heureux, qu'il aperçut plusieurs vaisseaux de guerre anglais qui lui donnaient la chasse. Voyant qu'il ne pouvait leur échapper et prévoyant ce qui lui arriverait s'il tombait entre mains, il résolut, avec l'approbation de son équipage, de tenter une dernière démarche auprès du gouverneur de Porto-Bello. I1 lui envoya donc un homme sûr avec une lettre où il renouvelait très poliment sa prière, ajoutant que, en cas de refus, lui et son équipage étaient déterminés à faire échouer son navire sur son île, à y débarquer et à tout détruire par le fer et par le feu, sans épargner même les enfants au berceau et dépasseraient en férocité l'Olonnais de triste mémoire. Il donnait au Gouverneur une demi-heure pour faire une réponse catégorique, car les vaisseaux anglais qui le poursuivaient le gagnaient à la course.
Cette missive fit sur le gouverneur une telle impression que, au bout d'une demi-heure, on vit flotter le pavillon blanc sur le fort et le capitaine Taylor entra en rade de Porto-Bello et livra comme rançon son vaisseau et les 121 barils d'argent. Les pirates débarquèrent, n'osant emporter que ce qu'ils purent mettre dans leurs poches, c'est-à-dire des diamants et un peu d'or: c'est tout ce qui leur resta après tant d'années de pillages, de meurtres et d'incendies. Taylor mit ses diamants, dont il possédait une pleine poignée, dans une vessie; la personne qui m'a fourni ces détails les a vus maintes fois.
Taylor ne resta pas longtemps à Porto-Bello ; il alla à la Jamaïque, où il avait sa femme et quatre enfants et où il demeura jusqu'à ce qu'il eût dépensé la plus grande partie de l'argent produit par la vente de ses diamants. Se voyant forcé de faire quelque chose pour vivre, il acheta une plantation à Cuba, ainsi qu'une petite barque avec laquelle il fit le commerce avec les îles voisines. En 1744, il menait encore cette vie misérable, qui est le sort habituel des plus fameux pirates.
Genre de vie des pirates. - Qu'on se figure une troupe de misérables, perdus de mœurs, échappés de prisons, capables de tout, hardis dans le mal, avant laissé volontairement toute humanité dans les pays où ils sont nés et d'où ils ont été rejetés, et l'on aura une idée de ce ramassis de malfaiteurs avides qui, semblables aux loups, ne se mangent jamais entre eux tant qu'ils sont sur la piste d'une proie. Leurs chefs, qui sont nommés à l'élection, sont dignes d'eux, quoiqu'ils leur soient supérieurs en intelligence et en savoir-faire.
Leur état-major se compose d'un capitaine et d'un quartier-maître, sous les ordres desquels il y a un bosseman et des officiers inférieurs. Le capitaine est chargé de la conduite du bâtiment et surtout du commandement dans les combats; le quartier-maître, qui est le principal agent du bord, commande à l'équipage dont il est le porte-paroles auprès du capitaine, maintient la discipline, s'occupe des vivres, est le dépositaire et le distributeur du butin, provoque la réunion des assemblées générales, contrôle les décisions du commandant et très souvent lui dicte des instructions au nom de ses hommes.
Chaque bande ou association a ses lois et ses statuts, qui sont rédigés d'un commun accord et signés par les intéressés qui prêtent en outre serment de les observer, en posant, à la manière anglaise, deux doigts sur une Bible. Lorsqu'un crime a été commis par un membre de l'association, le quartier-maître requiert contre lui au nom de la loi devant un jury de douze membres, dont la moitié est désignée par l'accusé. Celui-ci, après avoir présenté sa défense, se retire, et les jurés prononcent le jugement que le quartier-maître exécute avec équité et impartialité. Il n'est pas aussi scrupuleux quand il s'agit de punir d'autres infractions à la loi jurée.
L'article premier de leur code déclare ennemis tous ceux qui ne font pas partie de leur association, prescrit d'employer la force ou la ruse pour s'emparer de leurs biens, recommande de ne se lier et de ne faire grâce de la vie à personne et de mettre à mort quiconque résiste et se défend, fût-ce son propre père. L'article suivant oblige, sous peine de mort, à garder fidélité et à prêter assistance à tout confrère en péril. Un autre article autorise le pillage des prises, mais tout ce qu'on y prend doit être remis au quartier-maître sous peine de flagellation et de confiscation au profit de la communauté de tout ce que possède le coupable.
Le code est très sévère pour les violences commises il l'égard des femmes qui se trouvent sur les prises, qu'on doit conduire à terre aussitôt que possible et, s'il n'y a pas de terre en vue, qu'on doit abandonner aux hasards de la mer.
Les déserteurs sont condamnés à avoir le nez et les oreilles coupés et à être relégués tout nus sur une île déserte.
Il est défendu sous peine de mort de tuer ou de blesser de sang-froid quiconque se sera rendu à discrétion; il leur est aussi recommandé de mettre à terre les équipages des vaisseaux capturés, qu'on doit couler à fond, si l'on ne peut les utiliser.
Ils ne doivent incorporer dans leur association aucun prisonnier contre son gré. Afin de conserver la paix et l'union indispensables entre les membres de la confrérie, sont interdites les disputes et les injures, ainsi que les discussions sur la religion; pour le même motif, il est défendu de jouer de l'argent.
Telles sont les principales dispositions de ce code qui avait pour but de maintenir la paix sur chaque vaisseau et d'entretenir le courage et l'énergie contre l'ennemi. Les pirates se soustrayaient le plus, qu'ils pouvaient à ces obligations, quoiqu'ils les eussent acceptées volontairement. Lorsque, malgré ces précautions, il survient des querelles à bord et que l'offensé réclame une réparation par les armes, le quartier-maître et le capitaine président au duel qui ne cesse qu'après la mort d'un des combattants. On agite ensuite le drapeau au-dessus de la tête du vainqueur.
En mer, le service se fait avec beaucoup d'ordre, mieux même que sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes; les pirates y mettent un grand amour-propre. Ils s'exercent continuellement au tir à la cible et à l'escrime au moyen de sabres ou de rapières en bois; pendant ce temps, leurs musiciens jouent des air, variés, de sorte que les journées passent très agréablement. Ils ne mangent qu'une fois chaque vingt-quatre heures et toujours avec un grand appétit, car la faim est leur principal cuisinier; généralement ils souffrent du manque de vivres.
Quand ils ont terminé une croisière, ils viennent d'ordinaire se reposer à Madagascar, où a lieu le partage du butin qu'il: ne tardent pas du reste à dissiper. Ce partage est fait par le quartier-maître sous la surveillance de quatre des leurs. Voici les proportions dans lesquelles les parts sont attribuées: Un simple matelot reçoit une part; le capitaine, le 1er bosseman, le 1er maître canonnier et le maître pilote ont chacun une part et quart; ceux qui ne sont pas comptés parmi les gens de l'équipage ont une demi-part et les mousses, un quart de part. On ne donne au quartier-maître qu'une part, mais chacun y ajoute quelque chose pour ses peines.
Ces, hommes, qui mènent une vie grossière et même bestiale, vivent et meurent comme les animaux. Pendant tout le temps que .j'ai, à mon grand déplaisir, passé avec eux, je ne les ai jamais vus se livrer à des pratiques extérieures d'un culte quelconque. Ils prêtent bien serment sur la Bible, mais ils ne la lisent jamais. La seule prescription qu'ils observent et qui ressemble à un acte de respect envers Dieu est le repos du dimanche, toutes les fois qu'ils en ont la liberté. Quand l'un d'eux est mort, ils chantent un psaume ou un cantique en suivant le corps, mais c'est plutôt par une habitude qui leur est restée de leur première éducation que pour manifester leur soumission à Dieu. Dans le cours ordinaire de la vie, le capitaine Taylor se fâchait facilement et ses fureurs le mettaient hors de lui. Mais, qu'un danger imminent dans un combat, comme dans la lutte contre la mer, il n'était plus le même homme; son calme, sa présence d'esprit, son courage personnel dans les circonstances graves lui avaient gagné l'admiration de ses compagnons. J'ai été témoin de l'habileté avec laquelle il savait apaiser son équipage mécontent, lorsqu'il craignait une révolte, et de l'audace et du courage avec lesquels il étouffait et réprimait la révolte, lorsqu'elle éclatait, se jetant hardiment au milieu des pirates insurgés qu'il frappait à droite et à gauche d'estoc et de taille, comme s'il avait affaire à des oiseaux de basse-cour. Malgré sa sévérité qu'il jugeait indispensable, il était très aimé de ses gens dont il se faisait bienvenir par son affabilité et ses manières adroitement familières, oubliant souvent ses prérogatives de capitaine pour venir dans l'entrepont causer, jouer, manger au chaudron commun et boire avec eux. II avait du reste une politique habile; ainsi, pour mieux asseoir son autorité, il répartissait ses hommes par escouades de sept hommes, groupant ensemble, par exemple, un Français, un Suédois, un Portugais et trois ou quatre Anglais, de sorte que les Anglais, dont il était sûr, y fussent toujours en majorité, et l'avertissent de tout ce qui se passait ou se disait à bord.
Il était poli à l'égard des prisonniers et recevait les officiers à sa table, leur conseillant de se résigner à leur sort et les engageant parfois à ne pas causer tout bas ensemble, afin de ne pas éveiller la méfiance de l'équipage.
Quand les pirates eurent pris la mer, je remerciai Dieu de ne plus être avec eux. Malgré mon dénuement, il me plaisait davantage de mener une vie tranquille au milieu des sauvages que de courir le monde comme eux, chargés de trésors volés, et en proie à des transes perpétuelles, préférant attendre avec patience ce que la Providence déciderait à mon égard.
Les pirates partis, la kermesse prit fin, et marchands et femmes, ne voyant plus rien à tirer de nous plièrent et nous laissèrent seuls sur le rivage.
Cet abandon en pays sauvage nous plongea dans la désolation et nous nous lamentâmes sur notre triste sort. Privés de tout et sans espoir de secours, nous étions au moins à 160 milles de Mozambique, qui était le point le plus proche, et à plus de 560 milles du Cap de Bonne-Espérance. Les rares objets que nous avions escamotés aux pirates, étaient de vieux cordages, quelques outils de charpentier, une voile à demi usée, un pot de graisse rance pour les mâts et quatre à cinq sacs de riz, qui était à moitié rongé par les charançons et que les pirates voulaient jeter à la mer parce qu'il n'était plus mangeable. C'était tout notre approvisionnement, mais nous avions la consolation de n'avoir rien à nous reprocher les uns envers les autres. Dans le malheur, on est moins exigeant et on s'entend mieux entre soi. Quant à moi, j'ai toujours accepté avec résignation le sort que m'ont fait les événements ; la fortune est inconstante et les vicissitudes de la vie sont incessantes; l'homme, qui est si présomptueux et dont la conduite est si pleine de contradictions, n'est jamais content de sa situation et est souvent d'humeur maussade, parce qu'il veut toujours ce qu'il n'a pas. Cela ne change cependant rien aux événements ; aussi ai-je toujours cherché à tirer le meilleur parti de ce que j'avais, acceptant patiemment ce que je ne pouvais pas éviter et ne me laissant jamais abattre par les coups du sort, et ma vie a toujours été relativement heureuse.
Comme nous l'avons dit précédemment, nous étions vingt-deux dans 1'ile, le patron de la hourque, le pilote, moi, deux charpentiers et les matelots, tant Norvégiens que Danois, tous hardis compagnons; notre premier soin fut de construire des cases où nous puissions être à l'abri des intempéries; nous les construisîmes avec des branches d'arbres et les couvrîmes avec de l' "Adap" [Adabo, sorte de figuier?]; chaque cabane avait sa porte, mais sans serrure. Nous nous mîmes ensuite à construire un bateau afin de quitter Madagascar, car, sans bateau, nous n'avions aucun espoir de pouvoir jamais nous en aller de cette île où, a 1'exception des pirates, il ne vient d'une manière régulière, tous les ans ou même tous les deux ans, qu'un boutre arabe du Goudjerat.
Les plus vigoureux d'entre nous s'en allèrent dans la forêt couper des arbres et fabriquer des planches. Le patron et moi, nous restâmes sur le rivage pour aider les charpentiers. La nuit, chacun veillait à tour de rôle pour garder ceux qui dormaient et faire attention que le peu que nous possédions encore ne nous fût pas ravi par des fauves ou par des voleurs et pour éviter d'autres malheurs.
Bien des fois, nous avons été attaqués la nuit par des indigènes de la côte, vrais bandits qui, comme on le verra par la suite, nous ont causé beaucoup de désagréments et nous out fait courir beaucoup de dangers.
Ces écumeurs de terre sont, soit des esclaves, soit des individus que le roi a exilés pour quelque méfait dans une des îles de la rivière, et qui se sont enfuis et se tiennent cachés dans la forêt, guettant l'arrivée des navires pour piller et assassiner les nouveaux venus
Lorsqu'ils voient descendre a terre des matelots de boutres arabes ou des pirates, ils sortent de leur repaire la nuit et viennent voler tout ce qu'ils peuvent, s'emparant des objets qui ont quelque valeur; d'autres fois, ils se présentent comme « coclies », coolies ou ouvriers: et servent les pirates comme domestiques ou manœuvres.
Au début, nous reçûmes du roi, de temps à autre, un bœuf avec les vases pour faire la cuisine, mais dans la suite il ne nous en envoya plus, et il fallut nous rendre à sa ville pour lui faire connaître nos besoins; il nous eu faisait alors remettre un. N'ayant ni sel, ni riz, qu'il prétendait ne pouvoir nous fournir, n'en ayant pas lui-même, nous ne tirions pas de la viande tout le parti désirable et nous souffrions de la faim et de toutes sortes de privations. Comme je l'ai dit, une fois les navires partis, tous les indigènes nous avaient quittés, chacun s'en étant allé chez soi, de sorte que, pendant des semaines et des mois n'avons vu âme qui vive en dehors de nos gens, et il fallait marcher de quatre à cinq heures pour trouver une cabane .ou une maison, car le roi ne permet pas à ses sujets d'habiter auprès du rivage, dans le but d'empêcher les étrangers de s'y établir; en effet, lorsque quelques-uns le tentèrent, ils ne purent y rester, ne pouvant rien acheter aux Malgaches que le roi n'autorisait pas à entrer en relations avec eux.
Donc, nous étant divisé le travail, chacun commença sa tâche l'un abattant des arbres, l'autre sciant des planches, le troisième faisant la charpente depuis le matin, après la prière, jusqu'au soir. Quand nous étions réunis, nous passions le temps à causer le plus agréablement possible et à nous entretenir des choses de la navigation.
J'étais chargé de la cuisine et, entre temps, j'aidais le charpentier faisant la besogne d'un modeste manœuvre, tournant la meule à aiguiser, etc. Le capitaine s'occupait à récolter des " Gabbe Gabbes " [feuilles sèches de palmier], à ramasser du menu bois pour flamber les planches destinées à construire le bateau et à apporter tout ce qui pouvait être utile; il avait aussi mission de veiller la nuit. Il sut parfaitement se plier aux circonstances; mais, comme il ne modifia pas son caractère avare et rapace, il perdit tout prestige et toute autorité et il lui fallut souffrir sans se plaindre les rebuffades de nos compagnons, qui ne se gênaient pas pour lui adresser des paroles blessantes et injurieuses. C'est à quoi s'exposent les gens vils qui. tout en voulant commander aux autres, se laissent dominer par leurs vices.
Il y avait environ deux mois que nous étions à Madagascar, tout marchait à souhait, le bateau était à moitié construit et. suivant toutes les apparences, nous pouvions espérer être à même de partir pour le Cap dans deux ou trois mois à condition toutefois que nos gens restassent en bonne santé et que l'autorité du capitaine fût assez forte pour maintenir l'ordre. Or, sa conduite gâta les affaires. Non seulement nos gens l'accusaient de diminuer leurs rations par cupidité, mais, très porté à faire toujours du négoce, il les avait peu à peu dépouillés de leur bien. En outre, il prit chez lui une femme du pays et les autres en firent immédiatement autant, ce qui amena des dissentiments sérieux. mais la discorde fut à son comble lorsque son esclave, profitant de ce que les gens étaient en forêt, alla voler dans leurs cabanes les pauvres objets qui leur restaient. Tous réclamèrent à bon droit la punition du coupable, mais le capitaine s'y opposa. 1es passions étaient excitées à un tel point que le chef-charpentier lui aurait fendu la tète d'un coup de hache si je n'étais intervenu et ne lui avais fait comprendre les fâcheuses conséquences d'un tel acte non seulement aux yeux des Malgaches, mais aussi plus tard lorsque, dans notre pays, nous aurions à répondre de nos actions. Certes le capitaine ne se conduisait pas comme un honnête homme eût dû le faire; cependant son autorité, sauf lorsque nous étions à bord des navires pirates, temps pendant lequel elle avait été naturellement suspendue, subsistait toujours et nous avions le devoir de continuer à le reconnaître comme notre chef et de supporter patiemment 1es torts qu'il nous faisait tant que nous menions cette vie d'aventures, quittes, une fois rentrés dans notre pays, à nous plaindre auprès de ses supérieurs qui sauraient bien lui infliger la juste punition due à ses méchancetés. Pour ces raisons et d'autres personne, ne leva la main sur lui.
Dans les tristes circonstances où nous nous trouvions, un chef digne de ce nom doit faire preuve de virilité et maintenir son autorité au péril même de sa vie, et il doit plutôt être généreux envers ses subordonnés pour gagner leur affection que faire montre de sa supériorité aux yeux de tous et les dépouiller par des manœuvres frauduleuses. Celui qui détient l'autorité doit certainement se faire craindre, mais il doit aussi chercher à se faire aimer.
A tous ces malheurs s'ajoutait la pénurie de vivres; notre nourriture était maigre, le peu de provisions que nous avions était épuisé et, faute d'une alimentation suffisante, nos gens s'affaiblissaient de jour en jour; ils tombèrent malades l'un après l'autre. Beaucoup avaient la syphilis au plus haut degré et n'avions ni médecin ni médicaments pour les guérir; il nous fallait nous en rapporter à Dieu et -à la nature. Au bout de peu de jours, nous fumes tous alités, hors d'état de nous secourir les uns les autres. C'était une situation réellement pitoyable! beaucoup moururent subitement, si subitement que plusieurs fois nous trouvâmes dans les huttes des cadavres qui étaient déjà en pleine putréfaction.
Peu de temps avant ou après la mort du capitaine, un dimanche que je célébrais, comme d'habitude, l'office divin, en lisant un sermon tiré de la " Christelyke Zeewaart ", [Navigation chrétienne], il se produisit tout à coup un grand brouhaha parmi les assistants, qui soudain se levèrent et sortirent de la cabane, me laissant continuer ma lecture devant les murs. Je ne savais à quoi attribuer cet exode subit lorsque je les vis revenir avec un homme qu'ils bousculaient et poussaient vers notre lieu de réunion. Tous juraient, criant que Jilles avait commis un crime d'État, et, si je ne les avais arrêtés, je crois que mes stupides compagnons lui eussent rompu les os, tant la haine, la colère et l'esprit de vengeance rendent l'homme violent. Je leur conseillai de se calmer. « Son méfait, leur dis-je. mérite-t il la mort? Dans ce cas, nous devons le livrer au roi, conformément à ses ordres: mais, s'il mérite une punition moins sévère, nous allons tenir conseil et nous lui infligerons à la majorité des voix celle que nous jugerons convenable ». Quand les passions se furent un peu calmées, nos gens dirent: « Ce damné voleur nous a pris la maigre ration de graisse qui nous restait, et, avec elle, il se fait des gâteaux de riz, et, cela. pendant le sermon; il faut le mettre à mort! » Je leur dis : « Compagnons, ce forfait est certainement grave, mais, d'après la loi, est-ce bien un cas pendable? Du reste, comment vous en êtes-vous aperçus? » - « Nous l'avons senti (ce qui n'était pas étonnant, car c'était de la graisse pour les mâts qui sentait fort mauvais), et qui sait combien de fois il en a déjà mangé! » Telles sont les raisons par lesquelles nos gens voulaient la mort de .Jilles!
Je convoquai le conseil et, après une mûre délibération et une enquête approfondie, assumant les fonctions de juge, je condamnai l'accusé à être attaché à un poteau et à recevoir de chacun de nous trois coups de bâton. La sentence fut exécutée sur-le-champ et Jilles reçut une forte raclée dont il garda le souvenir pendant une bonne quinzaine. Par-dessus le marché , il dut remercier les membres du Conseil de leur gracieux jugement, quoiqu'il fût persuadé qu'il n'avait pas commis un acte méritant une punition aussi sévère, la farine dont il s'était servi lui appartenant.
I1 fit contre mauvaise fortune bon cœur et, comme il était vindicatif et rancunier, il dissimula son chagrin jusqu'au jour ou une bonne occasion se présenterait pour se venger, ce qui ne manqua pas. En effet, peu après, comme nous étions presque tous malades, étendus sur nos couchettes et hors d'état de nous secourir les uns les autres, Jilles entra tout à coup dans notre hôpital avec un air rogue et un gros billon à la main, tel un nouveau Braccamonte, et il s'écria :«Maintenant, je vais vous le payer, chiens que vous êtes! » Puis il frappa dans le tas, s'acharnant sur nous tant que sa colère ne fut pas calmée. C'était pitié de nous voir! Nous hurlions comme des cochons maigres et le menacions de lui rendre les coups ; mais il n'en avait cure et continuait à nous frapper. Personne ne fut épargné, et tous les membres de la Cour sentirent ses coups de bâton. Enfin, il nous laissa tranquilles et sortit en disant : « Maintenant je me moque pas mal de ce que vous me ferez! » Son tour serait naturellement venu; mais l'arrivée d'un navire de pirates changea notre situation, et nous eûmes d'autres préoccupations, comme on le verra plus loin.
C'est notre bosseman [quartier-maître] qui mourut le premier, le 27 novembre 1722, et le dernier décès eut lieu le 23 février 1723. En trois mois, nous perdîmes les deux tiers de nos hommes, entre autres le capitaine, le pilote et le chef charpentier, de sorte que nous restâmes huit, pour la plupart malades et sans forces.
A mes fonctions ordinaires, dont ,j'ai parlé plus haut, je joignais celles de prédicateur et de consolateur des malades, qui ne m'étaient pas agréables, mais je jugeais que, dans les tristes circonstances où nous nous trouvions, il était de mon devoir de me, rendre aussi utile que possible à mes semblables, et, en vérité, à force de voir les autres mourir, j'ai appris à envisager la mort avec calme.
Je ne puis raconter tous les événements qui se sont produits pendant notre séjour à Madagascar; beaucoup du reste seraient peu édifiants. Le lecteur peut fort bien s'imaginer ce qu'était une société de gens vivant en commun, où les plus brutaux et les plus forts jouent au maître, et comment les choses se sont passées là où, suivant le proverbe, le plus malin fait la loi. Il y avait parmi nous une certaine honnêteté, quand nous étions tous occupés au travail du bateau, mais, quand la mort du chef charpentier nous eut enlevé tout espoir de le jamais terminer, chacun s'abandonna à ses goûts déréglés et bestiaux sans écouter la raison qui nous eût conseillé d'envisager, en toutes circonstances et en toutes choses, ce qui nous pouvait être utile et de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres. S'il en eût été ainsi, notre infortune eût été moindre.
Notre situation était réellement grave et critique; au milieu de toutes ces tristes circonstances , nous ne cessions .d'être inquiétés presque chaque nuit par des bandits, qui, connaissant notre faiblesse, cherchaient à nous surprendre la nuit et tentaient de nous assassiner pour s'approprier le peu d'objets qui nous restaient, et nous ne pouvions nous plaindre d'eux au roi
Avant la mort du capitaine, une nuit que je le veillais, m'étant assoupi vers minuit qui est l'heure à laquelle les brigands font leurs coups de main, je fus brusquement réveillé par des cris épouvantables et vis toutes nos huttes en feu, le vent ayant presque instantanément propagé l'incendie de l'une à l'autre. La consternation était générale: éclopés, malades, tous étaient sur pied, s'entr'aidant et luttant tout à la fois contre les brigands et contre l'incendie; cela dura jusqu'au lever du jour ou nous trouvâmes le capitaine mort au pied de son lit; tout était bouleversé dans sa butte, qui avait été pillée, et, comme un malheur vient rarement seul, ce désastre arrivait en pleine mauvaise saison; car il n'y avait pas de jour où il ne tombât de fortes pluies, où l'on n'entendit gronder le tonnerre, où le vent ne déracinât des arbres et ne les emportât au loin. Notre situation était pitoyable! Nous n'avions, pour nous nourrir, que .des herbes et des racines que nous allions chercher dans la forêt, et, pour tout dire, nous estimions plus heureux que nous, non sans raison, ceux qui étaient morts et qui n'avaient plus à souffrir des intempéries d'ici-bas.......
Nous étions déjà depuis huit mois à Madagascar et ne voyions pas la possibilité d'en sortir. I1 y en avait parmi nous qui voulaient se rendre auprès du roi; d'autres voulaient rester sur la côte dans l'espoir qu'un navire y aborderait; la plupart voulaient se fixer dans l'île, car ceux qui se décident à s'y fixer reçoivent de la première femme du roi une ration quotidienne de viande et de lait, et le roi leur donne des terres, des esclaves et une femme tout à la fois pour leur plaisir et pour leur service, mais, en échange, ils doivent s'engager à l'accompagner à la guerre comme « généraux »,à toute réquisition, quand les circonstances l'exigent, et à combattre ses ennemis, à instruire son peuple dans les métiers qu'ils connaissent : c'est un hommage qu'exige le souverain en reconnaissance de ses bontés. Et, comme c'est vraiment un pays attrayant où l'autorité est partout respectée, on y peut mener une vie de patriarche.
L'hospitalité de ces païens n'est-elle pas très supérieure à celle des chrétiens? Il n'y a pas ici de considération de personne; on n'y méprise pas la pauvreté ; on ne connaît ni le mien, ni le tien, qui sont la source de tout mal et de toute oppression ; ou n'y adore pas l'argent, ce dieu du monde civilisé, et la vie y est pleine d'innocence et de simplicité; personne n'a besoin de mentir, ni de tromper en vue d'un bénéfice. Généralement, le prince est le premier à être charitable envers les étrangers et à les assister et tous ses sujets sont bons et généreux; ces avantages n'étaient pas cependant suffisants pour nous amener à croire que là était le vrai bonheur, et, malgré tout, nous avions le plus vif désir de retourner dans notre pays, quoique la plupart, dans le cas où ils réussiraient, fussent destinés à y terminer leur existence au milieu de chagrins sans nombre.
Nous sommes encore restés quelques jours sur la côte dans cette triste et affreuse situation, ne sachant ce que nous devions faire. Tout d'un coup, une nuit, nous entendîmes de grands cris par des gens venant à nous; quand ils furent tout près, non; fumes étonnés de voir que c'étaient les pirates anglais qui étaient partis d'ici avec le grand navire. Ils nous racontèrent que leur vaisseau avait échoué auprès de la pointe Nord de Madagascar et avait été mis en pièces et qu'avant gagné la terre au nombre de cent vingt-cinq, ils avaient décidé de construire une barque avec ses débris; que, pendant qu'ils y travaillaient, leurs esclaves, s'étant entendus avec les indigènes, les avaient surpris à l'heure de la sieste pendant leur sommeil et les avaient massacrés à l'exception de vingt et un, qui réussirent à prendre la fuite. Ce sont ceux-ci qui, après avoir erré longtemps le long de la côte avec leur barque et enduré de grandes souffrances, arrivaient à notre camp presque nus et à moitié morts de faim. Beaucoup avaient sauvé leurs diamants, qu'ils portaient toujours sur eux, mais d'autres n'avaient rien. Le jour venu, en nous voyant réduits à un aussi petit nombre et dans un état si déplorable, ils furent aussi étonnés de notre situation que nous de la leur.
Notre première occupation avec eux fut de troquer, tout comme de grands négociants, de vieux vêtements dont ils avaient un grand besoin et que nous avions en abondance contre des diamants, sans regarder à un ou deux carats de plus ou de moins; habits et culottes atteignirent de très hauts prix.
Deux à trois jours plus tard arriva un autre bateau amenant des Portugais et des Français, qui étaient de la même bande que les précédents et qui, eux aussi, avaient construit une embarcation avec les morceaux du navire échoué. Nous vîmes les Français chasser du bord les Portugais qui tous durent gagner la côte à la nage. Comme les Anglais avaient tendu leur toile pour la sécher et que nous allions avec notre canot visiter leur bateau, les Français, croyant que nous avions l'intention de leur donner la chasse, prirent peur et, jetant l'ancre, se rendirent sans plus réfléchir; nous n'avions cependant nullement l'intention de les attaquer. Ce fut sur ce bateau que nous pûmes quitter l'île.
Les Portugais firent cause commune avec nous; les Français se réunirent aux Anglais et s'en allèrent chez le roi, nous laissant enfin en paix sur la côte. Nous décidâmes alors de ponter le bateau avec les planches que nous avions, aidés par les Portugais, nous nous mimes de suite au travail qui fut terminé en sept ou huit semaines et nous nous préparâmes à prendre la mer et à aller à Mozambique pour déposer les Portugais, puis à continuer notre voyage vers le Rio de la Goa, la baie de Delagoa ou vers le Cap.
Apprenant notre prochain départ et connaissant notre petit nombre, les pirates vinrent s'emparer de notre chaloupe et nous enlevèrent nos diamants et tout ce qui nous restait ; puis, le pistolet au poing, ils nous obligèrent à nous embarquer et prendre la mer de suite, dans la crainte que nous n'allassions nous plaindre d'eux au Roi.
Nous étions en tout vingt-deux. Ayant tendu notre petite voile, nous descendîmes la rivière jusqu'à la mer et cherchâmes à gagner un port plus au sud pour prendre de l'eau, du bois à brûler et des vivres, et aussi pour calfater notre pauvre bateau qui était dans un piteux état et faisait eau de toutes parts, car nous allions entreprendre un voyage très périlleux à travers une mer large de 160 milles.
Nous possédions en tout une mauvaise petite voile et une vieille boussole, mais nous n'avions ni câbles, ni ancre, pas de cabine pour nous abriter, de sorte qu'il nous eût été impossible de résister à une tempête, et, pour toutes provisions, un peu de viande séchée au feu et quelques poignées de vieux riz.
L'entreprise était certainement hasardeuse, mais la nécessité nous forçait à ne pas nous laisser arrêter par le danger et à faire l'impossible pour nous sauver. Toutefois, avant de faire nos adieux à cette île, qui est si belle et si fertile, il convient de dire un mot de sa situation et de la nature du pays, ainsi que des mœurs de ses habitants.
Situation du Pays. - L'île de Madagascar est située dans la mer à l'Est de la côte Sangubaar [du Zanguebar], entre 11° 30'' [en réalité, 11° 57' 17''] et 26° [25° 38' 55''] de latitude Sud et entre 63° et 73° de longitude à 1'Est de l'île de Fer, soit à 43° [40° 52' 42''] à l'Est de Paris. Dans les régions du Sud-Sud-Est et du Nord-Nord-Ouest, il y a beaucoup de belles rades, de baies et de caps; elle est coupée par une longue chaîne de montagnes reliées les unes aux autres, qui sont dirigées du Nord au Sud et dont quelques-unes contiennent du marbre et divers minéraux, tels que fer, or et autres métaux. En quelques endroits, on trouve des pierres précieuses.
Dans les vallées, la végétation est luxuriante et il y pousse toutes sortes de fruits, de plantes et d'arbres semblables à ceux de l'Inde, tels que citrons, limons, goyaves, « kookes » [noix de coco], « Drieœn » [Les « Drieœn » sont des fruits à pépins, excitants et fortifiants, mais d'un goût peu agréable], etc., en un mot tout ce qui est nécessaire à la vie des hommes. Dans certains pâturages, les herbes ont près d'un mètre de hauteur, et les bœufs pèsent jusqu'à 7 et 800 livres; tous ont sur le clos une bosse pesant de 30 à 40 livres, dont la chair est grasse et tendre, mais qui se réduit beaucoup lorsqu'on la met dans la saumure. I1 y a des boucs et des moutons en quantité et beaucoup de volailles.
Les forêts produisent de l'ébène et d'excellents bois de charpente, ainsi qu'un bon nombre d'herbes médicinales. Le gibier y abonde, notamment une certaine espèce de loups, des cercopithèques et des tigres; il v a une grande quantité de serpents et d'autres vermines. Je ne sais s'il y existe des éléphants et des rhinocéros, mais il n'y a pas de porcs dans l'île [?].
Division du pays. - L'île est divisée en un grand nombre de provinces, qui sont toutes placées sous l'autorité d'un roi. Les indigènes habitent, les uns, des villes, les autres, des villages ou de petits hameaux. Les villes n'ont ni murs, ni remparts; elles sont simplement entourées d'un « Pagger » [ enceinte formée de poteaux ] et d'un fossé profond.
Étant donnée la grande étendue de Madagascar, les gouverneurs qui sont éloignés de la capitale en profitent parfois pour se proclamer rois; c'est de là que viennent la plupart des guerres; beaucoup de ceux qui se donnent comme rois ne sont en réalité que de riches particuliers. Lorsqu'une révolte de ce genre est réprimée à la suite d'une guerre, tous ceux qui y ont trempé sont réduits en esclavage et répartis entre les sujets fidèles ou vendus aux navires qui viennent trafiquer sur la côte.
Mœurs des indigènes. - Les habitants de Madagascar sont, les uns à moitié blancs, les autres tout à fait noirs; la plupart sont de race nègre. Il me semble du reste qu'ils sont d'origine africaine, car le roi que j'ai vu était cafre. Ceux qui ont le teint clair paraissent être des métis établis depuis longtemps dans l'île et qui se sont mariés avec des femmes indigènes; avec le temps, leur type a disparu, mais ils ont laissé en héritage à leurs enfants leur langue, leur culte et leur écriture, qui est encore aujourd'hui en usage.
Ils sont tous d'un naturel pacifique, aimables, hospitaliers à l'égard des étrangers, désireux de connaître les mœurs et les habitudes des autres peuples ; ils sont paresseux et mènent une vie indolente et facile, à laquelle leur pays se prête admirablement.
Leur occupation et leur distraction principales sont la promenade et la chasse à laquelle ils s'exercent dès leur jeunesse. Ce sont d'habiles tireurs, en outre des mousquets, ils ont encore comme armes, la sagaie, l'arc et les flèches.
Quoiqu'ils possèdent des mines d'or, ils n'apprécient pas beaucoup ce métal dont ils se servent plutôt comme ornement que comme objet de trafic, comme jadis au Pérou sous le gouvernement des Incas. Ils ne font pour ainsi dire pas de commerce, ni intérieur, ni extérieur, quand par hasard il arrive un navire, ils troquent leur bétail et leurs fruits contre des vêtements, des ciseaux, des couteaux, des haches et d'autres bibelots, pouvant leur servir d'outils ou d'ornements, et ils échangent des bœufs et des esclaves contre des mousquets, de la poudre et du plomb. C'est aussi par le troc d'un objet contre un autre qu'ils opèrent entre eux.
Ils exercent peu d'arts ou de métiers, à l'exception de ceux qui .sont tout à fait indispensables; dans les villes, il y a quelques artisans, tels que bijoutiers, potiers, forgerons; les femmes tissent des vêtements avec les filaments détachés des feuilles d'une espèce de jonc. En dehors de ces quelques métiers, tous les indigènes sont à même de fabriquer tout ce, qu'exigent leurs besoins; chacun est son propre médecin et son propre avocat. Comme dans la plupart des pays d'Orient, leur vie est simple et patriarcale.
Comparativement à son étendue, ce pays est peu peuplé, ce qui vient d'une vieille superstition qui est toute-puissante chez eux : en effet, ils croient qu'il y a des jours néfastes et, lorsqu'un infant naît un de ces ,jours, le croyant voué par la fatalité au crime ou au malheur, ils le déposent en pleine forêt où ils le laissent mourir de faim ou bien où il est dévoré par les bêtes fauves. Si un passant est pris de pitié à la vue de cette petite créature abandonnée, il est libre de la recueillir et de l'élever; mais généralement la superstition l'emporte sur la compassion naturelle et la plupart laissent là le pauvre petit être voué à la mort. Je n'ai pu savoir quand, comment et pourquoi cette coutume exécrable et inhumaine a été introduite parmi eux et est devenue générale.
Il y a d'énormes étendues de terres non cultivées, de sorte que qui veut peut prendre possession d'une pièce de terre et la cultiver à son gré, ou la faire cultiver par ses esclaves. L'élevage du bétail semble leur plaire d'une manière toute particulière; c'est du reste ce qui fait leur principale richesse.
La polygamie est en usage à Madagascar, où chacun prend autant de femmes qu'il peut en nourrir. Lorsque des étrangers arrivent sur la côte, les pères leur offrent généralement leurs filles, se trouvant très honorés lorsque quelqu'un d'eux en accepte une; ils présentent alors une poule et quelques fruits au futur gendre qui, de son côté, fait à son beau-père don de quelques menues bagatelles, et le mariage est conclu. La femme reste avec son mari jusqu'au moment du départ. Ces unions sont non seulement pour les femmes indigènes un honneur, mais elles leur permettent de prétendre par la suite a un meilleur parti. J'en ai vu qui n'avaient pas plus, autant que j'en ai pu juger, de neuf ou dix ans au moment où elles s'offraient. et je n'ai jamais entendu dire qu'une seule s'en soit retournée sans avoir fait affaire.
Cette facilité de mœurs est si habituelle et va même si loin que, lorsqu'en voyage on passe la nuit chez un ami, après le. bain de pieds et le repas du soir, l'hôte met toujours une de ses femmes à la disposition du voyageur pour la nuit. Je ne suis pas à même de dire si ces usages et d'autres existent dans toute l'île, mais, dans la région où nous avons séjourné, j'ai constaté que les choses se passaient ainsi. Au reste, il existe des usages semblables dans beaucoup d'autres pays, au Siam, au Pegou, etc.
Leurs coutumes sont, du reste, tellement variées qu'on pourrait à leur sujet écrire un livre entier et qu'on y verrait ce à quoi mènent les superstitions fortifiées par l'habitude, qui font que tel acte, jugé honteux et méprisable par d'autres, leur semble louable.
Langue et Écriture. - La langue de Madagascar semble dérivée de l'arabe, avec lequel elle a une grande analogie. Les caractères de leur écriture et la façon d'écrire leur ont été enseignés il y a de nombreux siècles, par les Arabes et par les Sarrasins qui ont visité ces contrées bien avant le XIIIe siècle, peut-être même beaucoup plus tôt. Ils n'ont pas de documents historiques, mais seulement quelques inscriptions. L'écriture, du reste, n'est pas très répandue; elle n'est en usage qu'à la Cour. chez les princes et chez les grands.
Religion et Gouvernement. - La religion des habitants de Madagascar est toute naturelle; ils croient qu'il y a un Dieu éternel et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui administre et dirige le monde entier, qui récompense les bons et punit les méchants. Ils lui offrent journellement les prémices de leurs, troupeaux ou des fruits de leurs champs, mais simplement, disent-ils, en témoignage de reconnaissance; le véritable sacrifice qu'on doit lui offrir, disent-ils, est un cœur pur et chaste. Cependant, ils ne lui élèvent pas de temples, et nulle part je ne les ai vus vénérer des idoles; ils révèrent uniquement le Soleil, mais sans l'adorer comme les indigènes du Rio de la Goa de la baie Delagoa.
Ils enterrent leurs morts, et tous les ans ils honorent leur mémoire en leur offrant un sacrifice.
Dans le peuple, il existe beaucoup de superstitions païennes, qui consistent à observer le ciel, ainsi que le vol des oiseaux, pour connaître l'avenir, et ils n'entreprennent rien que conformément aux augures qu'ils en tirent; ils ont peur des fantômes et de mille autres sornettes qu'ils attribuent au diable, à Beliche [Bilis], comme ils le nomment. Ils ont beaucoup de devins ou de sorciers qui sont pour eux des oracles auxquels ils obéissent aveuglément, ajoutant foi à tout ce qu'ils leur racontent.
Comme dans tout l'Orient, leur gouvernement est monarchique, mais plutôt paternel que despotique. La succession n'a pas lieu par droit d'aînesse, mais par élection à laquelle concourent tous les anciens du pays.
Toute l'île est divisée, comme autrefois le royaume d'Israël, en provinces que gouvernent des vice-rois, dépendant tous du grand Roi [!], qu'ils appellent «Tschick » [Cheik], et auquel ils témoignent le plus grand respect. Trois fois par semaine, le roi tient conseil; alors tous ses sujets peuvent lui exposer leurs griefs, car il écoute tout le monde sans considération de rang ni de personne. Les parties étant appelées devant lui, il examine l'affaire minutieusement, puis il rend le jugement conformément à la loi naturelle, selon le bon sens et la coutume.
A plusieurs reprises, nous lui avons présenté de vive voix des réclamations; jamais il ne nous a congédiés sans résultat et sans nous adresser quelques paroles bienveillantes. Les affaires sérieuses terminées, il se divertit en compagnie de ses conseillers et de ses courtisans et passe le reste de la journée à manger et à boire joyeusement.
Tout vol est puni de mort. La raison est que, la plupart des maisons n'étant pas fermées et le bétail qui fait leur richesse paissant librement de tous les côtés, tout se trouve à la portée de qui voudrait commettre des vols. C'est pourquoi la punition de ce délit est beaucoup plus sévère à Madagascar que dans d'autres pays où chacun peut enfermer à clef et cacher ses biens.
Pendant 1e séjour des pirates à Madagascar, j'ai été témoin du fait suivant : un jeune homme d'une douzaine d'années avait dérobé dans la tente des pirates un bout de carotte de tabac long d'un empan ; il fut pris, et le propriétaire du tabac se plaignit au gouverneur qui porta l'affaire devant le roi, qui se trouvait alors sur la côte. Le roi convoqua tous les pirates et tous les étrangers, puis il fit comparaître le petit garçon auquel il demanda s'il avait pris le tabac de lui-même ou sur le conseil de son père ou de son maître? Le garçonnet répondit qu'il l'avait dérobé de sa propre initiative sans que personne eût été au courant de son larcin; le roi ordonna aussitôt de le mettre à mort a coups de sagaie et de jeter son cadavre aux chiens, ce qui fut fait sur-le-champ. Tout le monde était atterré d'une punition aussi féroce pour un délit aussi insignifiant , et le plaignant, pris, de remords tardifs, demanda au roi d'être indulgent, mais en vain. « C'est, dit le prince avec beaucoup de calme, la punition réservée aux voleurs; personne, quels que soient son rang et sa naissance, ne peut y échapper. Voilà comment je punis mes sujets, mais, vous, prenez garde, de leur dérober, par violence ou par ruse, quoi que ce soit, car vous encourriez la même, punition ». Je fus témoin de toute cette affaire. A notre jugement, cette sentence était vraiment sévère, mais, à y regarder de près, elle témoigne d'une grande impartialité. Le roi. comprenant que la prospérité de son royaume dépend de la stricte observation des lois sans lesquelles il n'y aurait ni sécurité ni ordre, tient fermement la main à ce qu'on les respecte.
En réalité, les païens, qui vivent, soi-disant, d'après la loi naturelle, se conforment en ceci plus strictement à l'ordre divin, c'est-à-dire à la raison, que certains peuples civilisés.
Je pourrais citer beaucoup de cas semblables que j'ai observés chez les habitants de Madagascar; mais, comme Mandelsloo, Dapper et d'autres auteurs en citent beaucoup de semblables, j'y renvoie le lecteur, et, disant adieu à cette île, je reviens à notre petit bateau mal équipé avec lequel nous avons été obligés de quitter Madagascar.
VOYAGE DE MADAGASCAR A LA CÔTE DE SANGUBAAR (OU ZANGUEBAR); ARRIVÉE A MOZAMBIQUE : CE QUI NOUS ADVINT; DESCRIPTION DU PAYS ET DES HABITANTS.
- Forcés par les pirates de prendre la mer, nous longeâmes la côte, cherchant à découvrir une baie où nous pussions nous procurer du bois, des vivres et de l'eau pour la traversée. Nous entrâmes dans plusieurs criques sans y trouver d'autres gens que des bandits nomades auxquels nous achetâmes par troc quelques régimes de pisang verts [bananes]; nous y remplîmes d'eau nos deux tonnelets et nous nous procurâmes un peu de bois à brûler. Bon gré, mal gré, avec ces maigres provisions, il nous fallut entreprendre la traversée du canal de Mozambique; nous étions vingt-deux, dont treize Portugais, un noir et nous huit Hollandais... Sortant donc de la baie, nous prîmes la mer, dans l'espoir que Dieu. avant pitié de notre misère, nous conduirait sains et saufs au port...
Nous sommes arrivés à Mozambique vingt jours après et nous y avons trouvé des Portugais qui avaient été pris par les pirates environ deux années auparavant sur la rade de l'île de Mascarin [île Bourbon], et qui nous recommandèrent aux autorités qui nous firent le meilleur accueil
(Zestien Jaarige Reize naa de Indien gedan door Jacob de Bucquoy, vol Aanmerkelyke ontmoetingen... Voyage de seize ans dans les Indes accompli par Jacob de Bucquoy, plein d'aventures remarquables : notamment ce qui lui arriva pendant sa mission au Rio de la Goa [baie Delagoa], où, les pirates ayant attaqué et pris le Comptoir hollandais. il fut, avec quelques-uns de ses compatriotes, contraint de les suivre en pleine mer et de faire le voyage avec eux; ce qui leur advint ensuite sur leurs navires et comment ils abordèrent à Madagascar; comment ils ont vécu dans celte île, et leurs aventures ultérieures sur les côtes de l'Afrique et de Malabar jusqu'au jour où lui et deux seulement de ses compagnons, après des misères sans nombre, abordèrent à Batavia; son séjour dans cette ville et ses voyages ultérieurs. Avec, çà et là, les notes nécessaires sur la position des lieux, la nature des peuples, etc. ..
A Haarlem, chez Jan Bosch, marchand de livres et de papier, seconde édition, augmentée d'un tiers environ avec le récit détaillé d'un des compagnons de l'auteur, les relations verbales émanées d'autres personnes et les souvenirs de l'auteur lui-même, chapitre II, pp. 45-98, avec gravures et le portrait du voyageur
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